Marcel Aymé, les Américains, l’Europe et les Russes

par Michel Lécureur, éditeur des Œuvres complètes de Marcel Aymé dans la Pléiade et auteur d’une biographie en deux volumes de l’écrivain (Édilivre, 2017).

 

 

 

 

 

La Fille du shériff

 

   Á la fin de 1950, Raymond Dumay, rédacteur en chef de La Gazette des Lettres eut l’idée de demander à quelques auteurs de lui raconter le roman qu’ils avaient envie d’écrire, mais qu’ils n’écriraient jamais.

   La réponse de Marcel Aymé, intitulée La Fille du shériff, se situe en France, quelques mois après la démarche de Raymond Dumay.

“En 1952 ou 3, l’Amérique et la Russie, très décidées à ne pas s’atomiser mutuellement, mais obligées par leur politique imbécile à se faire la guerre, déclenchent les hostilités et déversent leurs provisions atomiques sur le territoire français.”

   Des hommes politiques français, “MM. Moque et Choumane”, sont venus vivre aux États-Unis, dans le Missouri, pour défendre la cause de leur patrie. Les plus de vingt ans auront évidemment reconnu les noms d’anciens ministres des IIIe, IVe et Ve Républiques: Jules Moch, Robert et Maurice Schumann. 

“La guerre dure depuis six mois et il y a quatorze millions de Français tués, douze mille Russes et sept mille Américains.”

Les Français libres du Missouri appellent leurs compatriotes restés sur le sol national à résister.

“M. Moque exhorte la canaille à mourir avec crânerie, selon les bonnes vieilles traditions, tandis que M. Choumane recommande instamment de réciter, si on a le temps, une petite prière avant de crever.”

   Les Français du Missouri se plaignent sans cesse de la lenteur de l’intervention américaine, si bien que le shériff dont ils dépendent envoie M. Moque combattre les Russes sur le front du Sénégal.

   Enfin, les Américains déclenchent leur grande offensive et, au soir du deuxième jour de leur intervention, annoncent triomphalement que “Paris est détruit”. Tous les puritains se réjouissent alors de voir anéantie la Sodome des temps modernes. Grâce à cette opération, M. Choumane, lui, est heureux de voir disparaître en même temps “les gourgandines de la capitale, les sans Dieu et les collaborateurs.”

   Au bout de quelques jours, il ne reste pratiquement plus de Français, si bien que la paix est signée. Les responsables exilés aux États-Unis rentrent en France, “reconstituent les partis politiques, fusillent cent mille personnes, en emprisonnent deux cent mille, soit en tout le dixième de la population.”

   L’O.N.U désapptrouve et décide de rayer ce pays de la carte.

“On dirigera l’élément féminin vers les U.S.A où les bonnes à tout faire sont introuvables et, pour les hommes, on leur coupera les c… qui ne tiennent d’ailleurs qu’à un fil.”

 

 

 

  Il va de soi que tout cela n’est qu’une toile de fond sur laquelle l’écrivain brodera une merveilleuse histoire d’amour, celle du fils du ministre de l’Enregistrement et de la fille su shériff. Les parents réprouvent cette liaison, mais Dolly, la jeune fille, tombe enceinte des oeuvres de Nénesse, le fils du ministre.

   Le shériff en est informé après le départ des Français pour leur patrie et il écrit à Nénesse pour lui demander réparation. Le jeune homme prend immédiatement l’avion et vient épouser Dolly,

“tout en se gardant bien de révèler qu’il a été touché par le décret de l’O.N.U et qu’il est maintenant retranché de la vie sexuelle. Le roman s’achève sur une très belle étude du complexe de castration.”

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La Fille du shériff a été publiée dans La Gazette des Lettres le 15 janvier 1951 et dans Combat le 18. Elle a été reprise dans le Cahier Marcel Aymé n°2 et dans le IIIe volume des Oeuvres romanesques complètes de La Pléiade.

 

 

Michel Lécureur