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Entretien avec Luc Fraisse, professeur de littérature française à l’université de Strasbourg et éditeur des nouvelles de Marcel Proust aux éditions de Fallois qui seront publiées et révélées pour la première fois au public le 9 octobre.

 

 

 

Cher Monsieur, en attendant de pouvoir enfin lire ces nouvelles inédites de Proust qui paraîtront aux éditions de Fallois le 9 octobre, pourriez-nous nous éclairer sur l’origine et peut-être le contenu de ces textes ?

Ces textes de fiction font partie du fonds de manuscrits de Proust dont Bernard de Fallois, disparu en janvier 2018, a souhaité faire don à la Bibliothèque nationale de France. Ce sont des nouvelles écrites dans la décennie de 1890, dans la mouvance donc de Les Plaisirs et les Jours qui se préparait alors (au moins une a figuré un temps au sommaire du recueil, lequel s’intitulait alors Le Château de Réveillon). Elles sont dans la tonalité de celles qui ont été finalement retenues, mais selon des formules narratives beaucoup plus variées. Et en effet Bernard de Fallois les signale et les interprète en groupe, dans une section du Proust avant Proust récemment publié aux Belles-Lettres.

 

« Proust y a-t-il renoncé parce qu’il les jugeait inférieurs aux autres, ou parce qu’ils ne correspondaient plus à son jugement, ou seulement pour insister sur la tristesse qui fait l’unité de l’ensemble ? » s’est demandé Bernard de Fallois. À sa suite, peut-on imaginer quelques pistes pour expliquer le choix de Proust de ne pas publier ces textes avec les autres nouvelles de son premier livre Les Plaisirs et les Jours ?

Plusieurs explications se présentent en effet. Trois au moins d’entre ces nouvelles mettant en jeu l’homosexualité avec la plus grande netteté (mais sans voyeurisme ni complaisance), leur jeune auteur a pu éprouver de la gêne, vis-à-vis de sa famille et de sa société, au moment de les mettre au jour. Il a pu aussi, une partie d’entre elles étant restées inachevées, ne pas être finalement satisfait de la formule littéraire choisie. Bernard de Fallois soulignait en outre que leur tonalité et ce thème dominant pouvaient, si on les ajoutait aux textes finalement retenus, conférer au recueil un aspect trop monochrome, alors que Les Plaisirs et les Jours obéit à un principe de diversité en fin de compte plus calculé et savant que ce que l’on croit d’abord.

 

Ces nouvelles contiennent-elles déjà certains ingrédients de la Recherche, comme le pense Bernard de Fallois dans sa passionnante étude Proust avant Proust. Essai sur Les Plaisirs et les Jours paru cette année aux Belles-Lettres et édité par vos soins ?

En effet, on trouve ébauchées, ou parfois intégralement nommées, des facettes de l’œuvre future, et dans les parties les plus tardives de la Recherche du temps perdu. Ce qui montre que la création d’un écrivain suit un mouvement continu, que tout est relié à tout, et que si le Proust de la Recherche se souviendra parfaitement de ces lointaines nouvelles, en retour l’écrivain à ses débuts renfermait en lui des intuitions de la grande œuvre future. Ce qui rend vaine aussi l’opinion, émise ici ou là, selon laquelle cette première période créatrice ne présenterait que peu d’intérêt, le vrai Proust étant apparu ensuite. Or, les débuts d’un écrivain constituent un laboratoire de sa vocation extrêmement parlant. Y compris quand on rencontre dans ces nouvelles des tentatives et formes littéraires qu’on ne reverra jamais plus sous sa plume. C’était une étape nécessaire, une expérimentation qui, par la négative, lui a permis de comprendre et d’affiner ses propres choix.

 

Dans la préface de ce livre, vous dites à propos de Bernard de Fallois : « Le chercheur transcende les matériaux bruts en se plaçant au cœur et dans l’intimité d’un créateur, d’une création – parce qu’il est lui-même un écrivain ». Pourriez-vous nous rappeler l’importance de Bernard de Fallois en tant que proustologue et en tant qu’écrivain ?

C’est une importance exceptionnelle, dans la postérité de Proust au xxe siècle. Introduit auprès de Suzy Mante-Proust, la nièce de l’écrivain, par André Maurois qui venait de publier sa biographie À la recherche de Marcel Proust en 1949, Bernard de Fallois, jeune agrégé des Lettres, pensait préparer une thèse de doctorat sur l’évolution créatrice de Proust jusqu’à la Recherche du temps perdu. Avec une patience et une science de chartiste, il a classé une multitude de papiers manuscrits épars, et a ainsi retrouvé leur logique et leur chronologie. C’est de cet immense labeur que sont sortis Jean Santeuil en 1952 et Contre Sainte-Beuve en 1954. Mais il a procédé de même concernant les papiers au temps de Les Plaisirs et les Jours, durant la période ruskinienne, et bien sûr s’agissant, plus tard encore, des ébauches du cycle romanesque. C’est pourquoi Suzy Mante-Proust lui accordait une totale confiance et une grande estime.

 

Pendant des années, Bernard de Fallois a conservé ces nouvelles sans les éditer, lui qui fut le découvreur des manuscrits de Jean Santeuil et du Contre Sainte-Beuve. Sait-on pourquoi il fit ce choix alors que l’objet de ses études proustiennes était – entre autres – de montrer que Proust ne cessa jamais d’écrire et d’étudier son évolution créatrice ?

En effet, au seuil des années 1950, Bernard de Fallois fut d’emblée frappé par la doxa peu convaincante, selon laquelle la vie de Proust aurait été étanchement divisée en deux parties opposées, l’une à rester oisif, l’autre à travailler avec acharnement. Il lui apparaissait que l’auteur d’une œuvre finale telle que la Recherche du temps perdu n’avait pu que se livrer antérieurement à des expérimentations littéraires continues – conviction que les documents aujourd’hui connus ont pleinement corroborée.

Pourquoi dès lors n’a-t-il pas publié lui-même ces nouvelles ? D’une part, ses deux grandes publications de 1952 et 1954 lui ont ouvert le monde de la grande édition, et l’on sait le parcours qui en est résulté pour lui. Cette période première s’est éloignée de lui – au point qu’il n’a pas même publié son remarquable essai sur Les Plaisirs et les Jours, que nous ne pouvons lire que depuis quelques mois, et que conservait pieusement Jean-Claude Casanova, directeur de Commentaire.

Mais par ailleurs, au début des années 1950, il faut se souvenir que Proust n’attirait pas du tout l’attention suscitée aujourd’hui. La seule nouvelle non inédite reprise dans le présent recueil (à partir de son manuscrit pris en compte ici pour la première fois), « Souvenir d’un capitaine », Bernard de Fallois l’a publiée dans le Figaro du 22 novembre 1952 (au voisinage du trentième anniversaire de la mort de Proust). Or, on est frappé que la première page du Figaro annonce à peine la publication de cette nouvelle inédite dans ses pages intérieures. Ce n’était nullement un événement. Le point de vue était à cette époque tout différent du nôtre aujourd’hui !

 

Pourriez-vous nous raconter cette aventure éditoriale avec les éditions de Fallois concernant ce recueil de nouvelles inédites et les deux remarquables études de Bernard de Fallois publiées précédemment : Introduction à La recherche du temps perdu (2018) et Sept conférences sur Marcel Proust (2019) ?

Quel chercheur, passionné par l’œuvre de Proust et l’étudiant depuis plusieurs décennies, ne rêverait d’être contacté, comme je le fus par Dominique Goust, nouveau directeur des Éditions de Fallois, et d’être invité à inventorier le fonds, inconnu de tous jusqu’ici, laissé par Bernard de Fallois et destiné à la Bibliothèque nationale ? Sept cartons aux contenus complémentaires et variés, dont j’ai pris patiemment et soigneusement connaissance.

Il nous est alors venu à l’idée de regrouper ces nouvelles, présentant l’originalité, par rapport à ce que l’on parvient encore aujourd’hui à publier d’inédit (essentiellement des lettres), de constituer des textes littéraires, des œuvres de fiction. Mon entente avec l’équipe éditoriale fut et reste complète. J’ai apprécié l’enthousiasme avec lequel M. Goust a accueilli ces divers projets éditoriaux ; la fabrication des ouvrages s’est faite dans d’excellentes conditions grâce à Marie-Claire Ardouin, et la communication est menée de main de maître par Gisèle Tavernier.

À cela s’ajoute que j’aime rendre hommage à mes aînés les plus méritants. Je m’y suis attaché s’agissant de Philip Kolb, qui consacra soixante-dix ans de sa vie à rassembler, dater et abondamment annoter les cinq mille lettres de Proust qu’il parvint à rassembler. Si j’ai pu approcher Philip Kolb dans ses dernières années, je n’ai jamais rencontré Bernard de Fallois. Mais j’ai rejoint M. Goust dans son souhait pieux de rassembler et de mettre en valeur les remarquables travaux sur Proust de ce pionner de premier ordre. C’est ce que nous avons fait en plusieurs volumes récemment parus.

 

Savez-vous si d’autres publications restent à venir, pour la plus grande joie des amoureux de Proust, dont Bernard de Fallois est décidément le « prophète étonné » selon une expression d’Alexandre Vialatte à propos de Franz Kafka et de lui-même ?

D’autres publications en effet sortiront de ces précieuses archives, très bientôt pour ce qui relève de moi. Il est certain aussi que les rééditions critiques et savantes en cours de la Recherche, celle que je mène aux Classiques Garnier depuis 2013 (La Prisonnière et La Fugitive jusqu’ici) et celle que prépare toute une équipe pour le centenaire de 2022, s’inspireront de ce riche fonds, qui va harmonieusement compléter celui de la Bibliothèque nationale de France, ces deux parties du fonds Proust, si elles sont réunies, se prêtant mutuelle assistance pour donner un sens nouveau, non seulement aux documents que l’on découvrira maintenant, mais aussi par contre-coup aux documents que l’on pensait connaître déjà.

 

 

Propos recueillis par Hélène Montjean