« Louis de Robert et Marcel Proust. Une amitié littéraire. » Entretien avec Benoît Forgeot, expert en livres anciens et modernes.
Après les « 75 feuillets » de La Recherche récemment publiés chez Gallimard, voici une découverte qui va ravir le monde des proustiens et des bibliophiles. Le libraire Benoît Forgeot édite un catalogue qui propose un ensemble exceptionnel, composé de deux éditions originales et d’un jeu d’épreuves corrigées.
La première édition originale est un roman de Louis de Robert, daté de 1911 et auréolé du prix Femina, intitulé Le Roman du malade et publié aux éditions Fasquelle. Il est agrémenté d’une belle reliure de Jean de Gonet (exécutée en 2005) et d’un envoi de l’auteur : À Marcel Proust, son admirateur, Louis de Robert.
La deuxième édition originale proposée est celle de Du côté de chez Swann de Marcel Proust, publié en 1913 chez Grasset. Il s’agit d’un des quinze exemplaires sur grand papier, le numéro 11 sur papier de Hollande avec un envoi à Louis de Robert : À Monsieur Louis de Robert,avec toute ma tendresse, ma reconnaissance et mon admiration. Marcel.
La pièce maîtresse qui unit ces deux livres est un jeu d’épreuves de Du côté de chez Swann daté de mai à septembre 1913, avec des corrections manuscrites de Louis de Robert et des annotations de Marcel Proust. C’est une découverte unique qui permet d’en savoir plus sur l’histoire d’une amitié littéraire entre un écrivain quelque peu oublié aujourd’hui et l’auteur de La Recherche qui lui fit confiance pour corriger son grand œuvre.
Nous avons été à la rencontre de Benoît Forgeot, auteur de nombreux catalogues spécialisés comme ceux des ventes de la bibliothèque de Pierre Bergé ou de la collection Jean-Paul Kahn, pour en savoir plus sur cette importante découverte qui ravit déjà les spécialistes et les collectionneurs.
HL – Pouvez-vous nous raconter la provenance de cet ensemble ?
BF – Nous en devons la composition au bibliophile genevois Jean Bonna à qui je souhaiterais rendre hommage car c’est lui qui, ayant eu la bonne fortune de découvrir ces trois pièces, eut l’intelligence de les réunir. Il les a acquises séparément en commençant par l’exemplaire sur hollande de Du côté de chez Swann avec l’envoi de Proust à Louis de Robert. Puis il a trouvé ces épreuves corrigées que personne ne connaissait vraiment et il a complété le tout par Le Roman du malade avec l’envoi de Louis de Robert à Proust.
HL – Décrivez-nous plus en détail l’intérêt de ces trois pièces.
BF – Elles se complètent et forment une continuité chronologique, offrant un double intérêt. D’abord celui de révéler le rôle essentiel joué par Louis de Robert dans la fabrication de Du côté de chez Swann. De même, cela donne tout son sens à la dédicace de Proust, laquelle est d’ailleurs simplement signée « Marcel ». Si l’envoi était connu, les spécialistes ignoraient sinon l’existence, à tout le moins le contenu des épreuves. Elles avaient été offertes par Mme Robert Proust au fameux collectionneur Jacques Guérin qui les avait fait relier par Huser ; mais elles étaient passées relativement inaperçues lors de la vente de 1996 où Jean Bonna les a acquises. L’ensemble n’a donc pas encore été étudié : il est en un sens inédit.
Ainsi découvre-t-on le dialogue entre Louis de Robert et Marcel Proust, visible dans les envois mais surtout dans ces remarques manuscrites communes sur les épreuves de Du côté de chez Swann.
HL – Pouvez-vous nous en dire davantage sur Louis de Robert et pourquoi Proust lui confie-t-il cette tâche importante ?
BF – On connaît ce lien par le livre que Louis de Robert a publié en 1925, Comment débuta Marcel Proust, lequel a été réédité en 2018 chez L’Éveilleur, avec une préface éclairante de Jérôme Bastianelli. L’ouvrage reproduit leur correspondance autour de Du côté de chez Swann ; mais la nouveauté de ces épreuves corrigées est d’illustrer le dialogue entre les deux écrivains, de le matérialiser.
La confiance accordée par Proust à Louis de Robert est incroyable et rend ce jeu d’épreuves fascinant. Il y a par exemple cette longue digression de Proust sur le baiser au-dessus de laquelle Louis de Robert note : « Cette rallonge est bien insignifiante. » Il fallait oser !
On sait que Lucien Daudet a aussi relu les brouillons de Proust mais on n’a aucune trace d’épreuves corrigées par lui.
Louis de Robert était alors auréolé d’une nouvelle célébrité pour son Roman du malade qui venait d’obtenir le Prix Femina – encore appelé le Prix de la Vie heureuse à cette époque. Il est une personnalité du monde des lettres et son lien avec Proust est ancien. Ils ont notamment eu des positions communes dans l’affaire Dreyfus.
C’est très intéressant de voir réapparaître ce compagnon d’aventures, si important au moment de la gestation du roman et un peu négligé aujourd’hui. Bien sûr, l’intérêt de Proust n’est pas exclu quand il demande à Louis de Robert de faire ce travail. Il cherche des relations dans ce monde littéraire encore fermé pour lui et il a désespérément besoin d’un éditeur. Mais ce n’est rien à côté de la confiance qu’il lui accorde. Proust a apprécié le Roman du malade et le fait savoir dans ses lettres en usant des termes dithyrambiques qui lui sont habituels. Mais ils ont clairement une sensibilité commune, peut-être à cause, ou grâce, à l’épreuve de la maladie.
HL – Quelles sont les corrections proposées par Louis de Robert ? Proust en a-t-il tenu compte ?
BF – C’est un dialogue fascinant entre les deux hommes. Louis de Robert suggère des choses, en même temps qu’il note son enthousiasme devant l’œuvre créée. Il apporte une grande précision à son travail, sans doute conscient de l’importance de son rôle.
Il a lu Les Plaisirs et les Jours et c’est un des rares à avoir tout de suite compris qu’il avait affaire à un écrivain génial. Pour les autres, Proust n’était encore qu’un écrivain mondain. C’est très touchant de voir cette prescience de la grandeur de Proust. Louis de Robert se fait son admirateur inconditionnel mais cela ne l’empêche pas de dire franchement les choses. Je parlerais volontiers d’un compagnonnage et d’une amitié littéraire avec une claire répartition des rôles.
Près de 184 pages (sur les 499) ont été annotées par Louis de Robert et plus de 140 corrections seront retenues par Proust. Cela souligne l’importance du rôle joué par Louis de Robert dans la publication de Swann. Proust lui avait même demandé de supprimer d’éventuelles longueurs ; il avait toutefois spécifié : « Peut-être je vous désobéirai car je ne peux en fin de compte obéir qu’à moi, mais je serai si heureux d’avoir vu cela à travers vous. »
Louis de Robert n’aimait pas le titre Du côté de chez Swann et il avait recommandé à Proust de le modifier. Là, il n’a pas été entendu même si Proust lui en proposa une série d’autres possibles dans leur correspondance. Il propose aussi une rectification généalogique sur la duchesse de Guermantes : « La duchesse de Guermantes ne descend pas de Geneviève de Brabant, elle est seulement entrée par son mariage dans une famille qui descend de Geneviève de Brabant. » Proust s’en moquait visiblement car cette imprécision figure dans la version définitive. J’en suis d’ailleurs surpris, connaissant sa rigueur sur ces sujets.
HL – Louis de Robert a-t-il apporté son aide à la promotion de Du côté de chez Swann ?
BF – Bien sûr et c’est très intéressant car cela révèle aussi un aspect de Proust qu’on a tendance à oublier : c’est l’écrivain des débuts qui a toutes les peines du monde à se faire publier. Louis de Robert a d’abord été solliciter son propre éditeur, Eugène Fasquelle, en vain. Puis Proust lui a demandé d’aller voir Ollendorff, ce qui a étonné Louis de Robert qui trouvait que ce n’était pas digne d’un écrivain de sa valeur. Mais il a obéi et son directeur Humblot lui a fait cette réponse restée célèbre : « Cher ami, je suis peut-être bouché à l’émeri, mais je ne puis comprendre qu’un monsieur puisse employer trente pages à décrire comment il se tourne et se retourne dans son lit avant de trouver le sommeil. » Il faut être indulgent : après tout, même Gide a « raté » Swann.
Les démarches de Louis de Robert n’ont donc pas été couronnées de succès et on sait que Proust publiera finalement chez Bernard Grasset à compte d’auteur. Mais cet échec ne gâte pas leur relation, et ni l’amitié ni la confiance de Proust n’en sont entachées. Quant à Louis de Robert, il considère Proust comme le « contemporain capital ».
HL – Nous devons cette découverte à Jean Bonna dont vous souhaitiez souligner le rôle décisif.
BF – Oui, car cela illustre l’importance des bibliophiles. Ces derniers sont trop souvent présentés comme des accumulateurs fétichistes mais ils sont très souvent bien plus que cela. Jean Bonna, en ayant réuni ses trois pièces rares, montre l’importance des collectionneurs et des bibliophiles dans l’histoire littéraire. On a tendance à considérer la manie des collectionneurs avec dédain, comme si tous étaient des « bibelotiers » à la Goncourt, mais il s’agit de tout autre chose : ils prêtent, ils confient aux universitaires et ils publient ou soutiennent les publications. C’est très important et on ne le dira jamais assez.
Prenez l’exemple de Jaques Letertre : sa collection est une matière vivante et non pas une accumulation de bibelots sans âme. Il en a une conception généreuse et un usage qui sont marqués par l’enthousiasme et le désir de partage. Je pense qu’on mesurera un jour le rôle des Hôtels littéraires dans ce qu’ils ont apporté à la redécouverte de certains écrivains comme Alexandre Vialatte ou dans la promotion de la littérature à travers les prêts et les prix littéraires. C’est une passion qui s’incarne.
Je pense aussi au regretté Philippe Zoummeroff, un immense collectionneur qui s’était intéressé aux prisons et à la criminalité. Sa collection a été le point de départ d’un engagement envers les prisonniers, pour lesquels il s’est investi, cherchant à prévenir la récidive, à alerter les pouvoirs publics des questions de surpopulation carcérale. Sa collection de bibliophile est devenue une matière vivante. Il collectionnait tout ce qui avait trait aux crimes et aux délits, des dessins de criminels aux écrits de dictateurs ou à des comptes rendus de justice. Sa collection est absolument fascinante. Elle a été la base d’un site internet, criminocorpus.org
HL – Pouvez-vous nous rappeler l’incroyable histoire des exemplaires numérotés sur Grand Papier de Du côté de chez Swann ?
BF – Deux seulement ont été perdus : le n°4 sur papier du Japon avec l’envoi à Jacques de Lacretelle appartenant à Alexandrine de Rothschild, spolié pendant la Seconde Guerre mondiale, et le n°15 sur papier de Hollande.
Tous les autres sont répertoriés. Il y en a deux à la BNF, dont le n°10 avec l’envoi à Marie Scheikévitch qui vient d’être acquis ; la dédicace est absolument superbe et tient sur une dizaine de pages, formant presque un essai. Le second exemplaire est le n°12 pour René Blum, acquis par dation au moment de la succession Lanssade.
Du côté de chez Swann est un cas particulier de l’histoire littéraire, les exemplaires sur le second papier (les hollande) étant ceux qui possèdent les envois les plus littéraires, et non les cinq premiers, sur papier du Japon. Cela se ressent à la lecture de la liste :
N°1 : l’envoi de Proust à Lucien Daudet consiste en une lettre jointe qui est plutôt le cadeau d’un ami intime, où il lui précise qu’il est le seul à ne pas être un personnage du roman.
N°2 : l’exemplaire de Gaston Calmette portait sans doute aussi une lettre dédicace mais le directeur du Figaro a été assassiné peu de temps après et la lettre a disparu.
N° 3 : l’envoi est pour le peintre Jean Béraud, témoin du duel de Proust.
N°4 : à Jacques de Lacretelle, mais l’envoi est postérieur de six ans à l’édition.
N°5 : à Louis Brun, un des personnages-clé des éditions Grasset ; envoi également plus tardif et peut-être un peu obligé.
Au contraire, les numéros sur hollande sont dédiés à Madame Straus, à Marie Scheikévitch, à René Blum, à Suzette Lemaire – la fille de Madeleine – ou encore à Anatole France. Ce sont des personnes qui appartiennent au monde proustien et les envois sont généralement remarquables ; celui adressé à Anatole France est célèbre.
L’envoi à Louis de Robert est simplement signé Marcel, contrairement aux habitudes de l’auteur. Cela souligne bien leur intimité et l’importance de ce compagnonnage littéraire. Et cet envoi prend désormais un tout autre relief avec la découverte des épreuves. Enfin, l’exemplaire est l’un des très rares conservés brochés, tels que parus – j’ai envie de dire, dans le cas présent, « tel que reçu » par Louis de Robert.
Le spécialiste Jean-Yves Tadié a été admirer ces raretés en primeur et a bien voulu nous livrer ses premières impressions.
En évoquant avec Benoît Forgeot les cinq grands papiers sur papier de Japon de Du côté de chez Swann , il précise : ” C’est extrêmement peu comme tirage pour l’époque, des auteurs comme Anatole France ou Maurice Barrès pouvaient avoir plus de 80 exemplaires sur japon” – et l’exemplaire N°5 appartenant à Louis Brun, il raconte avec amusement un mot de Bernard Grasset qui n’était pas dupe de ses manies de collectionneur.
“Brun s’arrangeait souvent pour s’attribuer l’exemplaire rare sur japon des nouvelles publications et descendait discrètement l’escalier de service avec son trésor.
Grasset disait alors : “C’est l’escalier du Japon !””
Jean-Yves Tadié revient ensuite sur les épreuves :
“Cette découverte est vraiment très intéressante, j’ignorais l’existence de cet exemplaire. Je trouve l’échange entre Louis de Robert et Proust très bouleversant.
Louis de Robert est un écrivain de deuxième catégorie mais intelligent et fin. Proust l’écoute avec la modestie des grands hommes. Telle celle du Général de Gaulle qui pouvait dire : “Je ne suis pas content de mon discours. Demandez à André Malraux ce qu’il en pense.”
La dédicace de Proust est très émouvante et révèle leur travail commun.
La brochure qui en a été faite est d’une grande qualité littéraire, c’est un travail inouï. Je suis vraiment ravi d’avoir vu ça.”
Propos recueillis par Hélène Montjean
Catalogue en ligne : M. Proust & L. de Robert
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