Un article de Giraudoux sur Marcel Proust. Entretien avec Jürgen Ritte par Jacques Letertre

 

 

Proust a toujours cultivé dans les dernières années de sa vie des relations intenses avec de jeunes écrivains comme Cocteau, Berl ou Morand. Parmi ces compagnonnages, celui avec Jean Giraudoux est l’un des plus intenses : Proust ira jusqu’à parler de l’immense talent de Giraudoux et il fait un portrait du « nouvel écrivain » dans le Côté de Guermantes qui est Giraudoux lui-même. Pourtant, l’on ne connaît de leurs échanges qu’un fragment de lettre de Proust en juin 1921 et l’on a désormais la quasi certitude qu’ils ne se sont jamais rencontrés.

C’est pourquoi l’initiative du docteur Rainer Speck d’acquérir pour la Bibliotheca Proustiana le manuscrit d’un article pour la revue Feuillets d’art en 1919 de Giraudoux consacré à Marcel Proust, constitue une découverte fondamentale. Ce manuscrit serait resté réservé aux chercheurs si le docteur Speck n’avait décidé de demander à Jürgen Ritte, professeur à l’université Sorbonne Nouvelle – Paris 3, d’établir, de commenter et de traduire ce manuscrit de huit pages.

 

J.L : Cher Jürgen, merci d’avoir accepté de répondre à quelques questions sur ce livre qui vient juste de paraître à la Friedenauer Presse. Tout d’abord comment Proust et Giraudoux ont-ils fait connaissance ?

C’est sans doute par l’intermédiaire de Paul Morand, un des jeunes amis de Proust et de Giraudoux, qui a été, avant la Grande Guerre une sorte de précepteur du jeune Paul, envoyé par son père à Munich auprès de Giraudoux, après avoir raté son bac… Mais Proust, lecteur assidu de revues littéraires, avait peut-être remarqué le nom de Giraudoux bien avant que Morand ne lui en parle en 1919.

J.L : En quoi Proust trouve-t-il Giraudoux si « original » ?

Il l’explique de manière très convaincante dans ce fameux passage sur le « nouvel écrivain » dans Le Côté de Guermantes – et dans sa « préface » à Tendres Stocks de Morand : il admire sa technique téméraire de la métaphore, d’une métaphore qui crée des liens de prime abord incompréhensibles, des rapports nouveaux entre les choses, des métaphores qui demandent un effort de la part du lecteur, qui lui ouvrent les yeux et qui lui offrent une nouvelle vision des choses. En parlant de Giraudoux, Proust compare le travail des écrivains à celui des « oculistes » : « Quand ce travail est fini », écrit Proust, « ils vous disent : maintenant regardez ». C’est à partir de sa lecture de Giraudoux (il a lu  Elpénor, La Nuit de Châteauroux et juste avant sa mort Siegfried et le Limousin ) que Proust développe sa théorie de la modernité et du progrès dans l’art.

 

 

 

J.L Comment Morand a-t-il réagi à cette préférence accordée à Giraudoux et que pensez-vous en particulier de la préface de « Tendres stocks » ?

Il n’était pas content en découvrant la préface à Tendres Stocks qui, une fois n’est pas coutume, était encore un exercice d’esquive : Proust se plie rarement aux exigences d’une préface, il y parle de tout – comme dans sa superbe préface à sa traduction de Sésame et les lys de John Ruskin que nous connaissons sous le titre Sur la lecture -, sauf de l’ouvrage qu’il est censé de présenter. Et ici, c’est encore pire puisque Proust y parle du « nouvel écrivain » en ne laissant planer aucun doute sur la préférence qu’il accorde explicitement à Giraudoux. « Si vous voulez », écrit Proust, ce nouvel écrivain original qui survient de temps à autre, nous pouvons l’appeler Jean Giraudoux ou Paul Morand puisqu’on rapproche toujours, je ne sais pourquoi, Morand de Giraudoux […] sans qu’il y ait aucune ressemblance ». Ce n’est pas très gentil pour Morand que Proust aimait pourtant bien mais qui, selon Proust, n’arrivait pas à la cheville de Giraudoux. Mais Proust n’a pas connu le Morand d’ Ouvert la nuit, ou la technique de la métaphore n’est pas loin de celle  de Giraudoux.

 

 

JL. Que dit Giraudoux dans ce manuscrit de Proust écrivain ?

C’est un texte assez original, assez déconcertant aussi, comme il se doit. Dans un premier temps, Giraudoux fait passer en revue cette littérature qui est morte à la guerre. Il y a très clairement un « avant » et un « après », un renouveau ; Giraudoux évoque rapidement la NRF et les nouvelles revues d’avant-garde comme Littérature ou Sirène avant de passer sans transition à un portrait de Proust sous forme de pastiche. Il parle beaucoup des habitudes de Proust – l’écrivain qui s’enferme dans une chambre tendue de liège-, habitudes de vie dont il a eu connaissance par Morand, et il y évoque, pêle-mêle, des scènes de Du côté de chez Swann qui venait d’être réédité chez Gallimard. Et tout cela sous forme d’une série de questions rhétoriques : « Ne désirez-vous pas qu’un écrivain s’enferme un jour chez lui, à trente ans, et dès lors qu’il écrive sans arrêt, dans une chambre tendue de liège… » – « Ne voudriez vous pas encore que le goût d’un morceau de brioche [!] mangé par vous à huit ans nous revient soudain, un jour… » etc. Ce sont des pièces d’une sorte de mosaïque dont seule la lecture pourra révéler le plan. C’est pourquoi Giraudoux termine pour une triple injonction : « Ne voudriez-vous pas enfin, lire, lire, lire… ? » –  Proust était quelque peu déçu et s’en est ouvert auprès de Morand : « L’article m’a fait rire aux larmes. Mais de moi, à vrai dire, rien d’exact ».

 

J.L Que sont devenus les exemplaires de tête dédicacés par Proust à Giraudoux de Sodome et Gomorrhe ?

Ils se sont sans doute perdus par la poste ou bien ils ont été égarés par Giraudoux. Proust s’en inquiéta beaucoup, il dit même les avoir envoyés par recommandé…

 

J.L Quels sont les prochains événements que la Proust Gesellschaft en préparation ? Vous même, avez vous un livre sur Proust en projet ?

Il y aura un colloque sur « Proust et la mort » en novembre 2022 à Cologne, que je co-organise pour le compte de la Marcel Proust Gesellschaft avec mes collègues Wolfram Nitsch, de l’Université de Cologne et Thomas Klinkert de l’Université de Zurich. Le tout sera accompagné par l’inauguration de l’exposition « Proust illustré » au Musée des Arts Décoratifs de Cologne, exposition conçue par Reiner Speck qui prêtera de nombreuses pièces de sa collection : dessins de Proust, éditions originales illustrées, portraits de Proust…

Je viens de terminer la rédaction d’un petit livre à paraître au printemps prochain aux éditions Suhrkamp, la maison allemande de Proust, sur les séjours lémaniques de Proust : Marcel Proust am Genfer See. 

 

Propos recueillis par Jacques Letertre

 

Jean Giraudoux, Jürgen Ritte (éd.) Du côté de chez Marcel Proust

Éditions Matthes und Seitz, collection Friedenauer Presse Drucke, 64 pages.

ISBN : 978-3-75180-612-1

Édition bilingue. Première publication du manuscrit de Giraudoux issu de la Bibliotheca Proustiana Reiner Speck, transcrit, traduit, commenté et pourvu d’un essai de Jürgen Ritte.

Préface de Reiner Speck.

Traduction : Jürgen Ritte (vers l’allemand), Catherine Livet (vers le français).